La femme du tigre

7 mars 2012 Par bibliothequelaregence

« Tout ce qu’il faut savoir pour comprendre mon grand-père tient en deux histoires : celles de la femme du tigre et de l’homme-qui-ne-mourra-pas. Telles des rivières souterraines, ces histoires irriguent toutes les autres qui se rapportent à lui – son passage par l’armée, son amour pour ma grand-mère, ses années d’enseignement despotique à l’université.  L’une d’elles, dont je n’ai eu connaissance qu’après sa mort, explique dans quelles circonstances il est devenu un homme ; une autre qu’il m’a lui-même transmise, raconte comment il est redevenu un enfant. »

Jeune médecin dans un pays qui se reconstruit lentement après des années de guerre, Natalia se rend de l’autre côté de la frontière pour vacciner les enfants d’un orphelinat. Au-delà de ces nouvelles limites nées du conflit se retrouvent maintenant les proches et connaissances d’autrefois séparés par les hostilités et estampillés selon leurs noms, leurs origines ou leurs croyances.

C’est au cours de ce voyage que Natalia apprend le décès de son grand-père. Bien sûr, elle connaissait la maladie de son aïeul mais il lui semble quand même étrange  que ce dernier ait pris la route pour finalement succomber loin des siens, dans un petit hôpital de campagne, à quelques lieues de l’endroit où elle se trouve pour l’instant.

Essayant de gérer au mieux sa mission et la tristesse du moment, Natalia se laisse aller au flot de souvenirs qui inéluctablement fuse de sa mémoire. Elle tente de comprendre les raisons qui ont poussé son grand-père à faire ce voyage et se remémore la tendre complicité qui les liait tous deux lors de leurs visites hebdomadaires au zoo et les histoires qu’il lui racontait lorsqu’elle était enfant.

Parmi ces histoires figurent la femme du tigre et l’homme-qui-ne-mourra-pas, en la présence, toujours, d’un vieil exemplaire du Livre de la jungle. Jeune femme moderne et réaliste, Natalia regarde maintenant ces récits comme de plaisantes historiettes issues du folklore local. Mais les légendes et superstitions d’autrefois sont tenaces et encore profondément enracinées dans la conscience populaire. Au-delà des générations et des frontières, les forces latentes qui les animent finiront par la rattraper.

Il y en a pour qui la valeur n’attend pas le nombre des années.  Âgée de 25 ans lors de la parution de La femme du tigre, la jeune auteure Téa Obreht peut se vanter d’avoir conçu une œuvre brillante, orchestrée de main de maître. Cette talentueuse conteuse présente un roman qui voyage sans cesse entre modernité et traditions, entre l’époque actuelle et les récits du temps passé.  On y découvre l’histoire ancienne de la mora – celui qui vient chercher l’âme des morts – et de ces jeunes d’aujourd’hui, qui sortent le soir pour voir tomber les bombes. Car c’est une œuvre  qui, sans citer le lieu que l’on devine aisément, nous parle du conflit qui a ravagé l’ex-Yougoslavie. L’auteure nous confie les inquiétudes d’une population qui reste coite devant un conflit qui lui semble étranger. Le personnage du grand-père se révèle être la pierre angulaire du récit puisque c’est par son entremise que l’on fouille le passé. La question est de savoir si les querelles du présent trouvent leur origine dans le passé.  Un excellent roman qui prouve encore une fois que la lecture est un plaisir sans cesse renouvelé.

La Femme du tigre a obtenu l’Orange Prize en 2011.

C.V.

OBREHT, Téa. La femme du tigre. Paris : Calmann-Lévy, 2011. 331 p.

Lire un autre extrait.

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« Quand un combat vise un objectif précis – se libérer d’un joug, défendre un innocent –, on peut espérer le mener à terme. Quand le combat consiste à démêler son identité – son nom, ses racines, son attachement à tel monument ou tel événement  –, il n’aboutit qu’à la haine et à la longue et lente avancée de ceux qui s’en nourrissent et qui en ont été gavés, délibérément, par leurs prédécesseurs. Dans ces cas-là, le combat n’en finit jamais, il se poursuit par déferlantes et parvient encore à surprendre ceux qui espéraient avoir terminé de lutter. »

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