Eva dort

27 février 2013 Par bibliothequelaregence

Eva dortL’homme de Merano était venu dire à Hermann qu’il voulait que sa fille cadette vienne travailler dans la cuisine d’un grand hôtel. Les touristes avaient commencé à revenir depuis peu dans le Haut-Adige après la guerre, et ceux qui cherchaient du travail en trouvaient maintenant dans la nouvelle frontière du tourisme : les vallées des Dolomites. Dans les stations thermales de la vallée de l’Adige, les grands hôtels d’avant-guerre étaient donc restés à court de personnel. l’homme offrait un bon salaire, le vivre et le couvert, et l’apprentissage d’un métier sûr, celui de cuisinière.
Peut-être que si Hermann n’avait pas été un petit Knecht effrayé qui se faisait pipi dessus de tristesse ; s’il n’avait pas recouvert d’excréments les portes des masi au cours des mois sombres de l’Option ; s’il avait choisi sa femme par amour et non par impuissance ; s’il n’avait pas vu et fait sur l’osfront des choses dont personne ne peut parler ; bref, si Hermann n’avait pas perd l’amour depuis si longtemps, depuis trop longtemps maintenant, alors, peut-être aurait-il compris que les temps difficiles étaient finis et que sa famille n’était plus dans la misère ; que son camion donnait de quoi manger et s’habiller à ss enfants, sans luxe mais aussi sans privation, et qu’en outre, on savait très bien, d’après ce qu’on racontait, ce qui attendait sa fille si elle partait (ce n’était pas pour rien qu’on appelait les jeunes cuisinières Matrazen, c’est-à-dire « matelas »).

Lorsque qu’elle a décroché le téléphone, Eva ne pensait pas entendre Vito, celui qui a joué durablement auprès d’elle le rôle de père. Depuis que ce dernier s’est séparé de la mère d’Eva, bien des années auparavant, la jeune femme n’avait plus jamais eu de ses nouvelles. Ce qu’elle ignore encore, c’est que Vito n’a jamais cessé de lui envoyer du courrier qu’elle n’a jamais reçu. Aujourd’hui, Vito voudrait revoir Eva avant de mourir. Celle-ci va parcourir 1397 kilomètres pour retrouver ce père qui lui a tant manqué et avec qui elle brûle d’avoir une explication.

Tout le long du trajet qui va l’amener du Tyrol du Sud au sud de l’Italie, Eva va faire le point sur sa vie. De quelle histoire est-elle issue ? Sa mère Gerda, campagnarde du Tyrol du sud (ou Haut-Adige), a été mise au travail dans un hôtel par un père indifférent. Son évident talent pour la cuisine lui a valu de conserver son emploi alors même qu’elle était abandonnée, enceinte, par un riche notable. La petite Eva viendra vite perturber le bon déroulement du travail, usant, de Gerda qui sera  contrainte de s’en séparer un temps. À force de travail et d’acharnement, Gerda parviendra à s’imposer comme chef-cuisinière pendant qu’Eva grandira loin d’elle. Avec Vito, c’est un peu de douceur qui entrera dans sa vie. Mais il est italien et perçu par tous comme un colonisateur, le Tyrol du Sud étant sous obédience italienne depuis son rattachement en 1919, sous le régime mussolinien. 

Eva dort. Ce titre serein suppose que l’héroïne ait trouvé la paix ou qu’elle sommeille en toute insouciance. Contrairement aux apparences, Eva dort n’est pas un roman tranquille ni sentimental. C’est un ouvrage foisonnant habité par une double quête d’identité. Eva s’interroge sur ses racines, sur la place qu’elle tient dans le large spectre familial, tandis que les Tyroliens du Sud sont laissés pour compte. L’italianisation forcée voulue par le fascisme a laissé le Haut-Adige appauvri et les autochtones contraints à l’émigration. Leur indépendance, ils la réclament à force d’attentats, d’abord contre les symboles du pouvoir en place, quitte à durcir leurs méthodes ensuite… Le frère de Gerda fera partie des rebelles luttant pour l’autonomie.

Pour un premier roman, Francesca Melandri s’en tire plus qu’honorablement. D’abord, parce que son récit aborde un pan de l’histoire qui a suscité détachement voire indifférence en son temps. Ensuite, parce qu’elle parvient tant bien que mal à garder le lecteur attentif malgré les incessants retours en arrière et les nombreux personnages. La romancière propose un roman historique bien documenté dans lequel deux portraits de femmes sont dépeints.

MELANDRI, Francesca. Eva dort. Paris : Gallimard, 2012. (Du monde entier). 393 p.